Le fantasme du plein emploi

17 mins de lecture

Aujourd’hui, je vais questionner un indicateur classique très utilisé par les économistes : le taux de chômage selon l’INSEE obtenu à partir des enquêtes du Bureau International du Travail (BIT). Sur quoi repose ce taux de chômage, à 7,2% actuellement en France, très flatteur mais encore loin du plein emploi ? Parfois le fait d’émettre un doute sur le calcul du taux de chômage par l’INSEE peut faire grincer les dents de certains économistes, mais il y a un fait indiscutable : le recensement des chômeurs par Pôle-Emploi dans sa version la plus minimaliste, celle de la seule catégorie A trouve 38% de chômeurs en plus que les enquêtes du BIT. Dire que l’on préfère une enquête à un recensement c’est un peu comme dire qu’un sondage est plus fiable qu’une élection, pourtant beaucoup continuent à prioriser les chiffres de l’INSEE et notamment le gouvernement à qui ça permets de gloser sur un plein emploi fantasmé. Je vous propose donc de tenter de décrypter ce mystère.

Le taux de chômage selon l’INSEE est il pertinent pour mesurer la réalité du chômage en France ?

Au départ, les enquêtes du Bureau International du Travail offraient beaucoup d’avantages :
Le premier était de pouvoir comparer le chômage dans différents pays sur une définition commune du chômeur. En effet si on voulait comparer par exemple la France et le Royaume Uni sur la question de l’emploi à partir des chiffres de pôle-Emploi et du Job Center, on se heurterait à une difficulté : pour le premier un demandeur d’emploi en catégorie A est quelqu’un qui est inscrit, se déclarant à la recherche d’emploi, et n’ayant eu ni activité ni formation sur le mois en cours.
Pour le second le chômeur est un inscrit indemnisé par le Job Center. Une comparaison objective sur des critères aussi différents est donc totalement impossible.
Grace aux enquêtes du BIT, on peut comparer le chômage entre la France et le Royaume Uni sur une base commune et ça reste donc un outil indispensable pour cette raison.
Le deuxième avantage était de pouvoir ratisser plus large que le service public de l’emploi en pouvant identifier des personnes privées d’emploi au-delà des inscrits en catégorie A et c’est effectivement la grosse faiblesse du décompte par Pôle-Emploi : il passe à coté de beaucoup de chômeurs, et notamment les non inscrits.
L’enquête du BIT devrait donc ratisser plus large que Pôle-Emploi et logiquement identifier un nombre de demandeurs d’emploi supérieur.
C’est là ou le bat blesse : le BIT décompte à fin 2022 près de 900 000 chômeurs de moins que d’inscrits en catégorie A, ce qui représente une véritable anomalie !
Ainsi le gouvernement peut oser parler de plein emploi et triompher en parlant d’un taux de chômage de 7,2 % tout en ayant plus de 10 % de la population active inscrite en catégorie A, 18 % dans les catégories A B C et plus de 20 % si on y ajoute les catégories D et E.

Le taux de chômage selon l’INSEE et les enquêtes du Bureau International du Travail, comment ça marche ?

A la différence des inscrits à Pôle Emploi dont le résultat relève d’un recensement exhaustif, les résultats obtenus par le Bureau International du Travail relèvent d’un sondage représentatif :
L’enquête Emploi en continu qui est une enquête trimestrielle auprès des ménages, portant sur toutes les personnes de 15 ans ou plus dont dont la collecte a lieu en continu durant toutes les semaines de chaque trimestre.
En France métropolitaine, environ 65 000 ménages sont enquêtés chaque trimestre, soit un échantillon de répondants de l’ordre de 100 000 personnes de 15 ans ou plus. Chaque trimestre, un sixième de l’échantillon est renouvelé et cinq sixièmes sont en commun avec le trimestre précédent afin d’assurer une meilleure précision des évolutions. L’enquête est prolongée par une enquête postale auprès des non-répondants, dont les résultats sont disponibles pour la publication du trimestre suivant. On peut donc voir que l’échantillonnage est largement suffisant.
Un chômeur au sens du Bureau international du travail (BIT) est une personne en âge de travailler (conventionnellement 15 ans ou plus) qui satisfait les trois critères :
1°) n’a pas travaillé, ne serait-ce qu’une heure, au cours de la semaine de référence,
2°) est disponible pour travailler dans les deux semaines,
3°) a entrepris des démarches actives de recherche d’emploi dans le mois précédent, ou a trouvé un emploi qui commence dans les 3 mois.

La différence entre les deux calculs peut-elle s’expliquer à partir de la définition du chômeur par le BIT ?

Pour tenter de répondre à cette question, prenons critère par critère :

1°) L’enquête du BIT raisonne en semaine de référence. Si un sondé n’a travaillé qu’une heure dans la semaine pour le BIT ou 1h dans le mois pour Pôle-Emploi, ca ne change pas grand-chose. Pour le BIT il ne sera pas chômeur, pour Pole-Emploi il passera en catégorie B. Ce critère ne peut donc pas expliquer le décrochage.
2°) La disponibilité dans les deux semaines ne peut pas non plus réellement causer un décrochage entre les deux méthodes. En effet un inscrit à Pôle-Emploi qui n’est pas disponible pcq en emploi passerait en catégorie B ou C. Si il n’est pas disponible car en formation ou en maladie il serait en catégorie D.
3°) Le troisième critère ne pourrait pas non plus expliquer un décrochage aussi important car l’inscription est liée à l’obligation de recherche d’emploi et passer outre à cette obligation est un des critères de radiation et les demandeurs d’emploi le savent très bien. Il paraît peu probable qu’ils tiennent ensuite un discours différent lors d’une enquête officielle. Le fait d’être considéré comme un chômeur si on a un travail dans les 3 mois est logique pour expliquer une absence ponctuelle de recherche d’emploi. La aussi, le critère n’est pas en contradiction avec les règles de Pole-Emploi dans la mesure ou les demandeurs d’emploi restent généralement inscrits jusqu’à la reprise effective d’emploi.
Ainsi, on peut voir que l’énorme décrochage entre le nombre de chômeurs selon le BIT et le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A ne pouvait pas s’expliquer sur des aspects techniques de l’enquête. Je rajouterai en plus que le décompte INSEE trouve beaucoup moins de chômeurs que de personnes privées d’emploi inscrites en catégorie A….tout en décomptant de nombreux non-inscrits !

Comment expliquer que le nombre de demandeurs d’emploi soit aussi éloigné du nombre d’inscrits à Pôle-Emploi, même dans sa définition la + réduite, la catégorie A ?

Les statistiques de Pôle-Emploi auront toujours un avantage sur celles de l’INSEE et du BIT, c’est qu’elles s’appuient sur un recensement la ou l’Insee s’appuie sur une simple enquête, aussi sérieuse soit elle…Même les sondages les plus plus sérieux doivent tenir compte de critères sociologiques pour éviter de grosses erreurs . On a vu lors d’un célèbre épisode politique le 21 avril 2002 des sondeurs extrêmement professionnels se tromper lourdement parce qu’ils n’avaient pas compensé dans leur calcul un aspect sociologique. Le poids du regard des autres sur le vote Le Pen dans la société française. Ainsi beaucoup de citoyens n’ont pas voulu avouer aux sondeurs qu’ils allaient voter pour l’extrême-droite, parce que le vote Le Pen était encore un vote « honteux » à cette époque.
Dans la société française, le regard sur les chômeurs a toujours été très culpabilisant et notamment depuis les années 90 mais il semblerait que les choses empirent ces derniers temps..
N’est il pas possible de penser que les discours désobligeants tenus ces dernières années par les responsables politiques envers les chômeurs impactent ces enquêtes ?
Ainsi la campagne faite par Sarkozy en 2007 avec sa valorisation des français qui se lèvent tôt en opposition à des chômeurs oisifs , ainsi le flicage des chômeurs voulu par le ministre socialiste du travail François Rebsamen quand il a jugé nécessaire de créer un service spécifique de contrôle de la recherche d’emploi en 2015, ainsi la phrase de Macron sur le fait qu’il suffisait de traverser la route pour trouver un emploi ou cette insensée campagne de la Macronie sur le plein emploi dans une période ou plus de 6 millions d’actifs sont pourtant inscrits à Pole-Emploi toutes catégories confondues.
Ainsi tous ces faits de discrimination ne concourent-ils pas pas à ce que les personnes privées d’emploi nient leur réalité quand ils reçoivent des enquêtes, soit en n’y répondant pas soit en n’osant pas s’avouer au chômage ?
Suite au désastre de la présidentielle de 2002, les instituts de sondage avaient rectifié le tir en incluant des données sociologiques à leurs enquêtes électorales pour les réajuster au plus près de la réalité.
Pour le taux de chômage selon le BIT, il sera difficile de faire ce genre de réajustement car il a d’abord été pensé pour être un outil de comparaison entre pays et il est nécessaire de maintenir une unicité de méthode dans chaque pays pour une comparaison pertinente.

La question qui tue

A partir de la, la question qui se pose est la suivante : Est ce que le taux de chômage selon l’INSEE est l’indicateur le plus pertinent pour parler de la réalité du chômage en France ? Le reproche fait au recensement du service public de l’emploi était de ne pas identifier tous les chômeurs et donc de sous-évaluer le chômage, que penser d’un résultat INSEE qui trouve presque 1 million de chômeurs de moins que d’inscrits en catégorie A ?
En période électorale, lorsque un sondage est contredit par un vote, on remets en question la méthode utilisée. En économie, lorsqu’une enquête est totalement contredite par un recensement, ne devrait t’on pas au moins se poser des questions sur la pertinence de l’outil employé ? Surtout quand on voit la manière dont le gouvernement exploite cette faille pour parler de plein emploi… Même si il est vrai que le chômage a un peu baissé ces derniers temps, nous vivons toujours un chômage de masse avec plus de 3 millions d’inscrits en catégorie A et plus de 6 millions de précaires (catégories A B C D E), sans compter les « invisibles » plus inscrits nulle part, de plus en plus nombreux, les modifications récentes sur l’assurance chômage amplifiant cette tendance. Le chiffre de 2,2 millions de chômeurs décompté par l’INSEE, totalement décorrélé de la réalité ne doit pas servir une propagande bien utile pour culpabiliser les chômeurs et vendre une nouvelle assurance chômage ou parler d’un plein emploi virtuel pour vendre le recul de l’âge de départ à la retraite.

Daniel Large

Confronté, par mon métier dans le service public de l'emploi, aux conséquences de la crise économique et sociale, j'ai décidé de m'investir et militer pour défendre les victimes des politiques libérales.
Electeur de gauche depuis toujours, militant d'une union des gauches n'ayant pas renoncé à une véritable politique sociale. Des concessions oui, mais pas de compromissions.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.